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Réforme du Code du travail « L’humain ils s’en foutent ! » – Interview de Thibaut de Saint Sernin (VSD, 7 septembre 2017)


Se méfier des idées préconçues. Lorsqu’on pénètre dans ce cabinet cossu d’avocats, installé dans le chic 16e arrondissement, on ne soupçonne pas une seconde la surprise qui nous attend. Pendant une bonne heure, Thibaut de Saint Sernin, avocat spécialiste du travail, va flinguer les ordonnances du gouvernement Macron, conséquence logique, selon lui, d’un capitalisme exacerbé. Avec son franc-parler, le quadra se fait le chantre d’un humanisme dont il ignore s’il est de droite ou de gauche. Qu’importe d’ailleurs à ce révolté du barreau.

VSD. Qu’est-ce que ces ordonnances vous inspirent ?

Thibaut de Saint Sernin. Ce qui se passe est tonitruant. Emmanuel Macron est le premier homme politique à avoir eu le courage de mettre en oeuvre un certain nombre de décisions. Le message qui consiste, par exemple, à mettre la priorité sur les TPE-PME me paraît très porteur et positif. Depuis le temps que, à juste titre, tout le monde se plaint que le Code du travail soit le même pour les entreprises du CAC 40 et les petites entreprises ! Il fallait enfin que quelque chose bouge pour les TPE. À nous, maintenant, d’en faire une révolution.

Ces changements du Code du travail peuvent-ils résoudre le problème du chômage de masse, qui constituait l’une des raisons de cette réforme ?

C’est un pari. Personne ne sait s’il va porter ses fruits.

Pourquoi ?

Connaissez-vous la théorie du tunnel ? À l’entrée, il y a les embauches, à la sortie, les licenciements. Sous François Mitterrand, les renvois ont été, un temps, interdits afin que tous les salariés restent dans le tunnel. Résultat : plus d’engagements. Le gouvernement Macron tente de faire l’inverse. Il facilite les départs pour fluidifier le marché du travail en espérant que cela générera de nouveaux recrutements. Et, pour cela, il prévoit une disposition : le plafonnement des indemnités prud’homales. Je doute de son efficacité pour deux raisons. D’une part, les entreprises aspirent à avoir de moins en moins d’employés. D’autre part, l’idée même d’un barème portant sur les dommages et intérêts pose problème. Il signifie qu’aux yeux de l’exécutif l’aléa du risque judiciaire bloque les embauches. Mais qu’en savent-ils ? Je pense, au contraire, que ce plafonnement va fluidifier la sortie avec une force… Une explosion du chômage me paraît probable, notamment celui des quinquagénaires. Jusqu’à présent, les indemnités de licenciement freinaient leur mise à la porte. Elles pouvaient s’avérer trop élevées. Désormais l’employeur va en connaître exactement le coût, il ne prend plus aucun risque.

Mais cela ne peut-il pas favoriser l’emploi des plus jeunes ?

Voilà sans doute l’intention derrière cette mesure, mais rien ne le garantit. Car ce qui compte aujourd’hui c’est la financiarisation de l’économie. L’humain, ils s’en foutent ! La meilleure preuve en est ce barème. De quoi parle-t-on ? Des dommages et intérêts que le juge fixe pour réparer un préjudice subi et qui, désormais, seront plafonnés. Cela revient à dire que l’on se moque de savoir ce qui est arrivé au salarié. Que celui qui a trente ans de boîte sera mieux indemnisé que son collègue qui en a bavé des ronds de chapeau. Le seul critère retenu est celui de l’ancienneté, comme pour des machines que l’on doit amortir. Nous sommes devenus des outils, tous remplaçables. Les ordonnances fixent juste le tarif de ce remplacement.

Vous dites aussi qu’elles ne respectent pas la séparation des pouvoirs.

Oui, ce principe cher à Montesquieu est largement transgressé. Jamais encore, dans un litige civil entre deux parties, le législateur n’a empiété sur les pouvoirs du judiciaire. Aujourd’hui, on explique au juge qu’il ne pourra pas décider librement des dommages et intérêts à verser à une partie en raison du préjudice qu’elle a subi d’une autre partie. Pour la première fois, on le muselle à des fins économiques pour donner de la visibilité aux employeurs.

Comment expliquez-vous le relatif silence des syndicats ?

Ils me paraissent hypnotisés. Ils ont été fort habilement caressés dans le sens du poil. La ministre leur a donné d’abord l’impression que les ordonnances s’écriraient sans concertation. Finalement, un minimum de considération leur a été accordée, sans que grand-chose ne soit lâché pour autant. On les a reçus, on leur a même expliqué qu’on allait les rouler dans la farine en leur appliquant auparavant une petite pommade anesthésiante. On leur a donné quand même quelques gages pour qu’ils puissent sauver la face. La méthode leur a coupé le sifflet. Mais nous n’en sommes qu’au début. On a tout vu dans ce pays. Rappelez-vous, la loi sur le CPE de Villepin a été adoptée. Il a suffi que tout le monde descende dans la rue pour que le texte soit retiré.

Dans une récente interview, Muriel Pénicaud, la ministre du Travail, affirmait vouloir faire bouger les lignes avec ces ordonnances, en passant de la culture de l’opposition à celle du compromis. Un texte a-t-il ce pouvoir ?

En France, seule l’impulsion politique provoque un changement de mentalités. Mais il me semble que le gouvernement ne réfléchit pas sur le long terme. Le plafonnement des indemnités va entrer peu à peu dans les moeurs et créera, je le crains, un réflexe au sein des DRH. Au lieu de garder un collaborateur, les entreprises risquent d’amplifier un phénomène de turnover qui existe déjà. Nous vivons dans un capitalisme exacerbé avec des fonds d’investissement plus ou moins rapaces.

Mais un turnover trop fort signifie aussi une perte de savoir-faire pour l’employeur.

Oui, c’est la raison pour laquelle les quinquagénaires mis à la porte au motif qu’ils coûteraient trop cher sont réemployés en tant que prestataires extérieurs. Ce système peut d’ailleurs s’avérer excellent pour se remettre le pied à l’étrier.

Tout le monde ne souhaite pas travailler en free-lance. De plus, la société est organisée autour de la protection du CDI.

Nous sommes à un tournant. Nous entrons dans un monde élitiste et capitaliste où il n’y a pas de place pour tous, sauf à considérer que se créerait un phénomène d’entraînement. Les ordonnances seront sans doute adoptées. Elles sont très brutales. Je note un mouvement générationnel, les jeunes ne veulent pas d’un CDI à la papa. Le temps jouera pour Emmanuel Macron. Mais, dans cette société qui germera, je ne suis pas certain que les valeurs humaines deviendront une priorité. Cela me gêne. Le capitalisme exacerbé risque de donner naissance à des mercenaires.

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