La conservation de documents appartenant à l’employeur, vol ou mesure légitime en vue du contentieux prud’homal ?
Par Cyrille Bricout
Le droit du travail, en ce qu’il régit les relations individuelles entre salarié et employeur, a pour rôle de rééquilibrer en faveur du premier le rapport de force qui existe entre les parties au contrat de travail. A l’inverse d’un contrat « classique », liant deux ou plusieurs personnes égales entre elles, le contrat de travail lie un salarié, simple individu qui loue ses bras et/ou son cerveau, à un employeur qui dispose dans l’écrasante majorité des cas de moyens financiers, moraux ou encore humains bien plus importants, ce dont il ressort une nette supériorité à son avantage en termes de puissance coercitive.
Ce déséquilibre a tendance à s’accentuer en cas de conflit entre l’employeur et le salarié, et à persister même après la rupture de la relation de travail, en particulier lorsqu’elle s’oriente vers un contentieux judiciaire : dans la mesure où le litige porte principalement sur la relation professionnelle qui existe – ou, selon le cas, existait – entre les parties, les documents qui leur permettront de faire valoir leurs positions respectives devant la justice sont majoritairement détenus par l’employeur.
Il en résulte que le salarié qui se trouve en conflit avec son employeur et qui est déterminé à ne pas se laisser faire n’aura d’autre choix, afin de bâtir sa défense, que de rassembler des documents – ou, plus pragmatiquement, des copies de documents – dont l’employeur est le propriétaire légal.
Or, la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui porte un nom en droit pénal : le vol (Article 311-1 du Code pénal).
Ce salarié semble ainsi condamné à un dilemme : renoncer à se défendre efficacement contre un employeur bien décidé à se débarrasser de lui, ou devenir un délinquant – et risquer du même coup d’offrir à l’employeur un motif tout trouvé de licenciement pour faute grave.
Et en effet, sans aller jusqu’à dire que le cas est fréquent, il n’est néanmoins pas rare qu’un salarié soit placé en garde à vue sur dénonciation de son employeur qui lui fait grief de s’être procuré – serait-ce en vue de sa défense – des documents appartenant à l’entreprise.
Ce hiatus a dans un premier temps provoqué des interprétations assez peu conciliables de la part de la chambre sociale et de la chambre criminelle de la Cour de cassation (I). Puis la seconde a assoupli sa position pour la rendre plus compatible avec celle de la première (II).
Si la situation du salarié contraint de récupérer des documents appartenant à son employeur pour préparer sa défense s’en est trouvée en théorie moins intenable et plus équitable, la double menace d’une sanction pénale – condamnation pour vol – et d’une sanction disciplinaire – licenciement pour faute grave – n’en est pour autant pas irrévocablement écartée (III).
I. La position initialement inflexible de la chambre criminelle
La chambre criminelle de la Cour de cassation a, dans un premier temps, strictement appliqué la définition du délit de vol. Dans un arrêt rendu le 24 mai 1990, elle condamne ainsi pour vol un salarié qui, pour garnir son dossier devant la juridiction prud’homale, avait photocopié des documents appartenant à son employeur, et n’avait pu prouver qu’il en avait eu l’autorisation par ce dernier (et pour cause…).
Dans un autre arrêt, rendu le 8 décembre 1998, elle caractérise également le délit de vol à l’encontre d’un salarié qui avait reproduit des documents appartenant à son employeur, alors même que ces documents constituaient pour le salarié un outil de travail – c’est-à-dire qu’il y avait légitimement accès dans le cadre de ses fonctions professionnelles.
Concomitamment, la chambre sociale reconnaissait pourtant dans certains cas la possibilité pour un salarié de produire devant la juridiction prud’homale des documents appartenant à l’employeur, sans néanmoins pouvoir empêcher la chambre criminelle de considérer une telle pratique constitutive d’un vol.
Ainsi, par une décision rendue le 24 octobre 1995, la chambre sociale a considéré que le licenciement d’un salarié pour faute grave était justifié dans la mesure où les documents détournés par ce dernier « ne l’avaient pas été dans le seul dessein (…) de préparer sa défense ».
Une telle décision sous-entend, en raisonnant a contrario, que la faute grave n’aurait pas été retenue si la Cour avait reconnu que le salarié s’était approprié des documents appartenant à son employeur dans le but exclusif de préparer sa défense.
II. L’assouplissement de la position de la chambre criminelle
La chambre criminelle de la Cour de cassation abandonne progressivement sa tendance à appliquer implacablement la caractérisation de vol, pour faire place au droit légitime du salarié à étoffer son dossier afin, le cas échéant, de se battre à armes égales contre l’employeur. En cela, elle se rapproche de l’attitude adoptée par la chambre sociale au sujet de la faute grave.
Ainsi, le 11 mai 2004, la chambre criminelle rend deux arrêts (Bulletin criminel 2004, n° 113 et 117) qui concèdent au salarié le droit de rassembler des documents appartenant à son employeur si cela est « strictement nécessaire à l’exercice des droits de la défense [du salarié] dans le litige l’opposant à son employeur ». Cette interprétation est devenue constante.
III. La position toujours délicate du salarié
L’exigence de la chambre sociale pour écarter la faute grave, et de la chambre criminelle pour écarter la qualification de vol, sans être vraiment subjective, n’en est pas moins sujette à interprétation. Or, la reconnaissance – ou non – du caractère « strictement nécessaire » du détournement par le salarié de documents appartenant à son employeur est susceptible d’avoir de graves conséquences.
Par ailleurs, certaines questions restent sans réponse. La chambre criminelle a par exemple admis qu’un salarié puisse récupérer des documents appartenant à l’employeur en vue de « la procédure prud’homale que [le salarié] a engagée peu après ». Cela signifie-t-il que la chambre criminelle exige du salarié, pour écarter la qualification de vol, qu’il engage effectivement une action prud’homale après la récupération des documents ? Ou n’est-ce qu’un élément de contexte ?
Dans un registre analogue, la chambre criminelle a confirmé la condamnation pour vol d’un salarié qui avait récupéré des documents appartenant à son employeur, au motif qu’ils « n’ont pas été emportés par le prévenu pour assurer sa défense dans un dossier prud’homal ».
En outre, pour esquiver la jurisprudence de la chambre sociale qui fait primer le droit du salarié à se défendre sur le droit de propriété de l’employeur concernant tout document professionnel, l’employeur invoque de plus en plus fréquemment la violation de la charte informatique afin de licencier pour faute grave un salarié ayant récupéré des documents – y compris des mails à caractère professionnel dont il est l’auteur ou le destinataire – appartenant à l’entreprise.
La jurisprudence actuelle des chambres criminelle et sociale est loin de valoir blanc-seing au bénéfice du salarié. Ce dernier devra donc se montrer prudent lorsqu’il envisage de « muscler » son dossier à l’aide de documents appartenant à l’employeur.
Enfin, même si le salarié a pris toutes les précautions raisonnablement nécessaires pour prétendre être dans son bon droit, il doit garder à l’esprit que son employeur est susceptible d’utiliser des moyens extrêmement coercitifs dans le cadre du contentieux qui les opposera : de façon très pragmatique, le seul impact psychologique et social de la garde à vue – même si aucune poursuite n’est maintenue à l’encontre du salarié à son issue – permet à l’employeur de placer le salarié dans une situation extrêmement stressante et de le discréditer auprès de ses collègues, collaborateurs, voire du public, à moindres frais.